Aimer l’amour
ANNULATION : Bouffée de langage au cours de laquelle le sujet en vient à annuler l’objet aimé sous le volume de l’amour lui-même : par une perversion proprement amoureuse, c’est l’amour que le sujet aime, non l’objet.
Roland BARTHES
Cher Eric,
J’ai peur. Ce livre, je n’y ai pas touché. Deux ans, Fragment d’un discours amoureux. Je l’ai décortiqué, longtemps déjà. C’était l’Allemagne. C’était Brême. J’étais loin de toi. Je suis toujours loin de toi. Je me souviens la petite chambre, ses murs blancs et ses meubles impersonnels. Une penderie, une bibliothèque, les manuels y côtoyaient des imprimés gothiques, un petit bureau sur lequel je n’ai jamais que posé des affaires, la table de nuit – mon stylo t’attend -, enfin le lit, l’unique espace où j’ai vécu, où j’ai écrit, où j’ai rêvé de toi. Ce n’était plus derrière les persiennes. La vue sur le parc. C’était la pluie. Et voilà, j’ai peur. Brême n’existera plus. Annulé.
Je rentre de cours. Il est 19 heure peut-être, cela dépend de mon repas, avoir mangé ou ne pas avoir mangé, il a plu, sans doute fait-il soleil. La nuit n’est pas encore là, pas à ma fenêtre en tout cas, car sous les réverbères il fait jour. J’ai monté les deux étages, juste avant le ciel, j’ai ouvert et refermé la porte de ma chambre, affalé. C’est là que je t’attends. Tes mots, ta voix. Tu m’aurais appelé. J’ai décroché, plein sourire. Tes mots, ta voix. Tu aurais raccrochés, plein sourire. Et dans ma tête, nos mots, nos voix.
Et c’est là que l’envie m’a pris. T’écrire. A côté du stylo, ce bouquin. Les mots, leur voix. J’ai conversé avec l’amour. Au XVIème siècle encore, plus tard même, il aura été courant de faire dialoguer des figures entre elles. L’Amour et la Morale. L’Amour et l’Amour. La mode a ses époques. Dialogue extériorisé, codé, une voix informe. Pourtant, c’était bien ce que je vivrais en ces instants. Au-delà du sens, des explications de Barthes, je me plonge dans des rêveries incessantes. Et ces rêves, c’est toi.
Tout ça pour dire que j’ai pris mon stylo, et que je pianote quelque chose sur mon ordinateur. Ton visage attendri. Je pense à lui chaque fois que je suis triste. Et encore, ce ne pas tout à fait vrai. Parfois je ne pense pas. Je veux dire, parfois, je ne conduit pas ma pensée, je lui laisse la liberté de m’emporter, assis sur le rebord du lit où nous nous endormons. Alors, je marche dans la rue, au milieu d’un océan de rien, j’embrasse comme on empoigne les fauves. J’aime des milliers d’hommes, je n’en connais aucun. Et ta chaleur sur moi réveille mon impatience. Nous nous faisons l’amour.
L’envie est revenue, juste après notre cérémonial du soir. J’ai construit une prison. Quand l’oiseau arrive, s’il arrive, observer le plus profond silence. Alors je me suis tu, jusqu’à maintenant. Dialogue extériorisé, codé, une voix uniforme. Je t’ai dit des milliers de mots, j’ai voulu t’accrocher à moi. Tu étais l’amour, moi la morale. Ta voix, tamisée par l’orange de tes mots, avait le goût sombre de tes yeux noirs. Tu m’as poussé hors de cette zone, où tes pensées se lisent. Je ne t’ai rien entendu dire. Plus d’odeur. Plus de rire. J’avais froid ---- de ta douce chaleur.
Je me dis en cet instant que je suis mort. Ils n’entendent rien aux songes des vivants. Et quand ils crient, c’est un vent sibérien qui massacre le monde. Le courage, en amour, c’est oser l’aimer. Le désespoir, c’est l’aimer seul. Me voilà conduit à aimer la mort.
Être ascétique
ASCESE. Soit qu’il se sente coupable à l’égard e l’être aimé, soit qu’il veuille l’impressionner en lui représentant son malheur, le sujet amoureux esquisse une conduite ascétique d’autopunition (régime de vie, vêtement, etc.).
Cher Eric,
Ascèse de mes lettres. Pardonne moi qui je suis.
Les motus sont les sons tus de mes maux. Sont-ce ces mots qui m’ont tué ? Sans le sens, c’est l’abscond de nous deux qui me fit être moine. L’homme seul caché derrière lui-même. Egotisme.
Barthe écrit que je feins la dignité. Sait-il au combien la douleur m’abaisse ? Ce ne sont que des velléités. Je me signe par-dessous lui. Je n’écris rien de toi, je n’écris rien de moi. Je tente le nous, je construis par mes phrase un idéal.
Libre, est le mot écrit sans même parvenir à le ressentir. Seule ta voix me délivre. Elle non plus ne me dit rien de nous. Mais elle impressionne par ses sons la cavité de toi. Et ton vide me rempli. Il n’y a de nous à travers nous. Impossible. Il n’y a de nous que dans l’un.
Et l’Amour, dans tout ça ? Il nie ce que signifie la voix. Il ne l’engage pas du mensonge des mots, nous dit nous.
Des mots remis, faits seuls, assis, dors.
G.S.